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2023-11-29 16:25:04 +00:00
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title: "Panique morale face à l'écriture inclusive en capacité de droit"
slug: ecriture-inclusive-droit
author: "Florian Maury"
description: "Démontage des injonctions à l'évitement de l'écriture inclusive à l'Université"
date: 2023-11-29T00:00:00+00:00
type: posts
draft: false
categories:
- droit
tags:
- droit
- écriture inclusive
lang: fr
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Celles et ceux qui me suivent savent certainement que j'ai récemment entrepris
de reprendre mes études, grâce au temps libéré en devenant freelance. Je me suis
donc inscrit en faculté de droit à l'Université de Paris 1, en capacité, ayant
raté la fenêtre pour les inscriptions en L1. J'effectue cette capacité au CNED,
afin de pouvoir bosser à mon rythme et au rythme de mes clients.
Parmi les différents outils de communication, un groupe de discussion non
officiel existe sur Whatsapp, où des étudiants et étudiantes de capacité peuvent
échanger entre elles et eux, et également avec certaines personnes plus
expérimentées.
Usant couramment de l'écriture inclusive, j'ai donc tout naturellement utilisé
ce sociolecte sur ces groupes de discussion, avant de me faire agresser
verbalement par un participant sur mon emploi de cette forme d'écriture : "ça ne
veut rien dire", "les correcteurs ne vont pas te rater", "blablabla". S'en est
suivi le message suivant, retranscrit en toute légalité puisque posté sur un
groupe de discussion public (mais non listé) :
> Bonsoir tout le monde, ici votre serviteur ! J'espère que vous allez bien. Un
> simple rappel si vous utilisez l'écriture inclusive et/ou le point médian. Son
> usage à l'Université est vivement déconseillé (dans vos copies mais également
> vos échanges avec l'administration (sic) qui n'a pas le droit d'utiliser ce
> langage d'ailleurs). Pour information la jurisprudence administrative a
> censuré une délibération de l'Université de Grenoble qui utilisait ce langage
> ET une proposition de loi vient d'être adoptée pour que soit mis un terme à
> son usage dans l'administration (sic) (actuellement une circulaire) ainsi que
> dans tout document officiel (contrat de travail, panneau, etc.). Aussi,
> vraiment, n'utilisez pas ce langage dans vos copies, au risque de vous faire
> saquer par votre correcteur et contrairement à ce que diront certains, vous ne
> ferez pas les social justice warriors en contestant vos résultats, ça ne
> marche pas comme ça. En fac de droit on parle français et on ne fait pas une
> copie militante avec un langage sorti des théories fumantes des woke (sic) des
> USA. C'est un simple conseil, libre à vous de vous faire votre propre
> expérience.
Je propose de ne pas relever outre mesure la stupidité d'assigner l'écriture
inclusive aux "wokes des USA".
D'une part, discréditer une information ou une pratique sur la base de son
origine est une partie intégrante de la cancel culture. Or, selon ses
détracteurs et détractrices, la cancel culture est l'apanage des Wokes ; preuve
est donc faite que la cancel culture est également utilisée pour cancel les
Wokes..! La belle ironie.
D'autre part, attribuer l'écriture inclusive à des anglophones, dont la langue
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est essentiellement non genrée relève du contreexploit intellectuel. La seule
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variation récente de la langue sur ce sujet est la généralisation, notamment
dans les papiers scientifiques, de l'emploi de "she" (elle) ou du "they"
singulier (dont l'usage prédate les "Wokes" de plusieurs siècles) pour désigner
les personnes de genre inconnu ou non pertinent.
Je passerai également sur la stupidité de déclarer "qu'en fac de droit on parle
français et on ne fait pas une copie militaire avec un langage \[autre\]",
puisque le français ne se décrète pas. Il s'agit d'une langue ([et non d'un
langage](https://en.wikipedia.org/wiki/Langue_and_parole#Langue)) vivante,
appartenant à la francophonie, qui ne se limite pas à la France. Et c'est en
cela qu'il est totalement inepte que des pouvoirs politiques tentent d'en
imposer un usage. Je parle français ; juste pas [le français de la République
française](https://www.youtube.com/watch?v=gm8FKusSUUs), et ce faisant, je lutte
contre l'emploi des langues comme outils d'oppression.
Dans cet article, je vais apporter, après une description un peu plus formelle
de ce qu'est l'écriture inclusive, un éclairage sur les contrevérités énoncées
dans l'extrait précédent.
# Définition de l'écriture inclusive
L'objet de l'[écriture
inclusive](https://fr.wikipedia.org/wiki/Langage_inclusif_en_fran%C3%A7ais) en
français est de faire apparaitre dans la langue les femmes, [les personnes sur
le spectre du genre](https://fr.wikipedia.org/wiki/Non-binarit%C3%A9), ou
[agenrée](https://fr.wiktionary.org/wiki/agenre). En effet, le français, tel que
reconnu par la République française, utilise le masculin comme genre neutre. La
[communauté scientifique](https://www.youtube.com/watch?v=url1TFdHlSI) a
cependant pu établir que cette règle créée des biais dans les jugements et les
interprétations qui sont en défaveur des personnes dont le genre est ainsi
invisibilisé.
L'écriture inclusive recouvre un ensemble de pratiques typographiques,
syntaxiques et grammaticales visant à faire apparaitre ces genres invisibilisés,
à commencer par le genre féminin.
L'écriture inclusive est souvent réduite à l'usage du [point
médian](https://fr.wikipedia.org/wiki/Point_m%C3%A9dian) (comme dans "les
premier.ères arrivé.es seront les mieux servi.es"), aux pronoms neutres nouveaux
(comme "[iel](https://fr.wiktionary.org/wiki/iel)" et
"[iels](https://dictionnaire.lerobert.com/definition/iel)"), aux [flexions
neutres](https://fr.wikipedia.org/wiki/Langage_inclusif_en_fran%C3%A7ais#Pratiques)
(comme "-ae"), ou à l'[accord de
proximité](https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A8gle_de_proximit%C3%A9). Ses
détracteurs et détractrices reprochent à l'emploi du point médian de rendre plus
difficiles la lecture, et l'oralisation de ces écrits. Malgré mon emploi du point
médian dans mes écrits, je conviens de la validité de ces reproches. J'argüerais
cependant que le français est une langue qui a été artificiellement complexifiée
en vue de séparer "[les gens de lettres des ignorants et des simples
femmes](https://www.academie-francaise.fr/lorthographe-histoire-dune-longue-querelle)".
Ainsi, si nous voulions aller vers une langue plus simple à apprendre,
comprendre et lire, peut-être devrions nous en premier lieu la rendre
[transparente](https://fr.wikipedia.org/wiki/Transparence_orthographique), à
l'instar de l'[Espéranto](https://fr.wikipedia.org/wiki/Esp%C3%A9ranto).
Concernant l'emploi des pronoms neutres nouveaux (il en existe de plus anciens,
utilisés de tous et toutes, et auxquels on ne pense même plus sous cet angle,
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nonobstant les [divagations de Brigitte Macron et de Jean-Michel
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Blanquer](https://www.youtube.com/watch?v=tmLznjLR18A)), ces derniers sont dans
plusieurs [dictionnaires](https://fr.wiktionary.org/wiki/iel)
[actuels](https://dictionnaire.lerobert.com/definition/iel). Le lecteur ou la
lectrice aura donc tôt fait d'en saisir le sens, tout comme il ou elle aura
certainement cherché le mot
"[sociolecte](https://fr.wikipedia.org/wiki/Sociolecte)" employé plus haut dans
ce texte, et qui fait partie du
[technolecte](https://www.cnrtl.fr/definition/technolecte) des sociolinguistes.
L'écriture inclusive ne se limite cependant pas à ces pratiques. Ainsi, la
féminisation des noms communs, l'énumération, l'emploi de termes
[épicènes](https://fr.wikipedia.org/wiki/Mot_%C3%A9pic%C3%A8ne), et l'évitement
de certaines [antonomases](https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonomase) sont autant
de techniques d'écriture, bien moins remarquables et satisfaisant pourtant à
l'inclusivité.
L'énumération consiste à lister les noms, dans leurs différentes formes genrées.
On peut citer comme exemples, le célèbre "Françaises, Français..." au début des
discours présidentiels, ou la locution "le Premier ou la Première Ministre".
Les termes épicènes sont ceux dont [la forme ne varie pas suivant que l'on se
réfère à un nom féminin ou
masculin](https://crir.ca/wp-content/uploads/2022/11/Mots-Cl%C3%A9s_Manuel_ecriture-2021.pdf),
comme c'est le cas, par exemple avec le mot "ministre".
Finalement, les antonomases comme "Homme", comme dans "la Déclaration des Droits
de l'Homme et du Citoyen", peuvent être simplement évitées, lorsque cela est
possible (i.e. quand on ne fait pas référence à un texte l'employant déjà...).
Comme nous le verrons dans l'analyse juridique qui suit, certaines de ces formes
sont rejetées par la loi de la République française, tandis que d'autres sont
requises.
# Analyse juridique
Le message cité en début d'article évoque plusieurs éléments :
* une décision du tribunal de Grenoble concernant un acte administratif ayant
été annulé ;
* une proposition de loi, adoptée par le Sénat fin octobre 2023 ;
* une circulaire portant sur l'emploi de l'écriture inclusive dans
l'Administration.
Dans ce chapitre, nous verrons que les conclusions énoncées par l'auteur du
message cité sont trompeuses, fausses et incomplètes.
## Décision du tribunal de Grenoble
La [décision n°2005367 du tribunal administratif de
Grenoble](https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2023/05/ta_grenoble_11_mai_2023_ndeg2005367.pdf)
concerne une affaire dans laquelle un plaignant sollicite (notamment)
l'annulation d'une délibération de l'Université de Grenoble rédigée en utilisant
certaines techniques d'écriture inclusive, et notamment le point médian.
Le tribunal a condamné l'Université de Grenoble et ainsi annulé la délibération
en cause. Les raisons avancées sont cependant particulièrement importantes. En
effet, ses dernières ont rapport avec la nécessité de clarté et
d'intelligibilité de la norme. Cette nécessité a valeur constitutionnelle. Elle
a été commentée par Louis le Foyer de Costil, spécialiste en droit public, dans
[Marianne](https://www.marianne.net/societe/education/lecriture-inclusive-annulee-a-luniversite-de-grenoble-cette-decision-demeure-assez-fragile).
D'une part, cette décision ne saurait faire jurisprudence quant à la
recevabilité d'une copie étudiante, puisque (fort heureusement) les copies
étudiantes ne sont pas la norme, et n'ont pas besoin de s'élever au niveau de la
qualité de la loi. En outre, des décisions passées ont débouté les plaignants ou
plaignantes souhaitant faire censurer des écrits inclusifs dans d'autres
contextes qu'un acte administratif. Ce fut notamment le cas [le 14 mars
2023](http://paris.tribunal-administratif.fr/content/download/211637/2022773/version/1/file/2206681_14032023.anon_compl.pdf),
où le tribunal administratif de Paris a rejeté un recours sur l'usage du point
médian sur une plaque en hommage aux anciens présidents du conseil de Paris.
D'autre part, comme le note une [étude
sénatoriale](https://www.senat.fr/ej/ej03/ej030.html) : "le principe de clarté
de la loi renvoie à l'exercice par le législateur de sa compétence, qu'il tient
de l'article 34 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a consacré ce
principe, avant de l'abandonner [...], compte tenu des ambigüités fréquemment
relevées dans la doctrine".
S'agissant d'un jugement en première instance, et étant le premier à juger ainsi
négativement de la clarté d'un acte administratif utilisant le point médian,
cette décision est relativement fragile et "il faudrait que ce jugement soit
confirmé par la cour administrative dappel, par le Conseil dÉtat", commente
Louis le Foyer de Costil.
## Proposition de loi sur l'écriture inclusive
Les termes employés par l'auteur du message cité en début d'article concernant
[la proposition de loi sur l'écriture
inclusive](https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1816_proposition-loi#)
sont trompeurs. En effet, en choisissant de dire que la proposition de loi a été
adoptée, il entend ainsi faire croire que c'est le Parlement qui a adopté le
texte, à l'issue de la [procédure
législative](https://www.senat.fr/connaitre-le-senat/role-et-fonctionnement/la-procedure-legislative.html).
Or, ce n'est pas le cas. Le texte a simplement été adopté en première lecture
par le Sénat, le 31 octobre 2023. Cette adoption n'a rien de surprenant étant
donné que [la couleur politique du Sénat est à droite depuis sa création sous la
Ve République](https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9nat_(France)), et que les
paniques morales sur la désacralisation de la langue sont un marronnier des
mouvements politiques de l'extrême centre, de la droite et de l'extrême droite.
Le texte n'a cependant pas terminé son parcours législatif et doit encore être
étudié par l'Assemblée Nationale qui aura le loisir de voter divers amendements,
y compris des [amendements de
suppression](https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/synthese/fonctionnement-assemblee-nationale/travail-legislatif/l-exercice-du-droit-d-amendement).
La responsabilité du gouvernement ne pourra également pas être engagée sur ce
texte, compte tenu qu'il s'agit d'un [texte
social](https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur#article_49)
et que [le Gouvernement a déjà utilisé le
49.3](https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/11/17/le-rn-espere-priver-l-executif-d-un-nouveau-49-3-et-saisit-le-conseil-constitutionnel_6200674_823448.html)
lors la session parlementaire en cours.
## Circulaire sur l'écriture inclusive
La [circulaire du 17 novembre
2017](https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000036068906) est "relative
aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal
officiel de la République française". Ici encore, l'auteur du message cité
trompe délibérément son auditoire en laissant entendre que sa portée s'applique
également aux écrits des étudiants et des étudiantes. Pourtant le nom de la
circulaire indique bien qu'elle se limite au Journal officiel.
Cette circulaire est cependant référencée dans le [bulletin officiel de
l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, du 5 mai
2021](https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo18/MENB2114203C.htm). Ce
bulletin, rédigé par Jean-Michel Blanquer, encadre l'emploi de l'écriture
inclusive dans les actes et usages administratifs, et dans le cadre de
l'enseignement. Il convient néanmoins de noter que ce bulletin, fortement chargé
politiquement, use du [sophisme de la généralisation
abusive](https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9n%C3%A9ralisation_abusive), en
tentant de pourfendre l'écriture inclusive d'une main, tout en en promouvant
(inconsciemment) son usage d'une autre, dans un exercice d'équilibrisme absurde,
démontrant la parfaite stupidité de son auteur.
En effet, ce bulletin "proscrit le recours à l'écriture dite *inclusive*, qui
utilise notamment le point médian pour faire apparaitre simultanément les formes
féminines et masculines d'un mot employé au masculin lorsque celui-ci est
utilisé dans un sens générique". Simultanément, le bulletin prescrit "de
recourir à des formulations telles que *le candidat ou la candidate* afin de ne
pas marquer de préférence de genre, ou à des formules telles que *les
inspecteurs et les inspectrices de l'éducation nationale* pour rappeler la place
des femmes dans toutes les fonctions". Or cette formulation est une pratique
d'écriture inclusive, nommée énumération, et qui a été présentée plus haut dans
ce document.
En conséquence, non seulement l'écriture inclusive n'est pas proscrite sous
toutes ses formes dans les copies des étudiants et des étudiantes de
l'Université, mais elle n'est pas non plus *proscrite*, mais au contraire
*prescrite* par le ministère par l'entremise de cette circulaire et de ce
bulletin.
Pour résumer, si vous souhaitez être certain ou certaines, évitez le point
médian, mais vous pouvez utiliser sans problème les termes épicènes,
l'énumération, et l'évitement des antonomases discriminantes. Si vous utilisez le
point médian et que vous êtes pénalisés ou pénalisées lors de la notation, un
recours sera possible, car il n'existe pas de jurisprudence à ce sujet.
Finalement, faites attention aux arguments d'autorité, en particulier quand ces
derniers sont donnés mâtinés d'idéologie.